Le gouvernement avait réussi à faire oublier la visite de Marine Le Pen au Sénégal, dont le point d’orgue fut sa réception au Palais de la République par le président Macky Sall. Cette rencontre entre Macky Sall et la candidate malheureuse au second tour de l’élection présidentielle française de 2022 a été dénoncée par plusieurs acteurs politiques et de la société civile. Elle a été qualifiée de honteuse par plusieurs personnalités. D’ailleurs, comme si le président sénégalais s’en cachait, il n’y a aucune image officielle de l’entrevue. Rappelons que Marine Le Pen a été introduite auprès de Macky Sall par Philippe Bohn, proche conseiller de Marine Le Pen et ancien PDG de Air Sénégal. C’est par ailleurs Marine Le Pen elle-même qui en a informé les médias. Jusqu’ici la présidence sénégalaise n’a communiqué ni sur la visite de Marine Le Pen ni sur sa rencontre avec le président. Les positions de Marine Le Pen et avant elle de son père et du Front national, et maintenant du Rassemblement national, sont en effet bien connu des Sénégalais. La crainte a souvent été exprimée de voir le FN et aujourd’hui le RN qui lui a succédé, prendre les rênes du pouvoir en France. La progression rapide de l’extrême droite en France et en Europe, depuis la fin des années 1990 inquiète les diasporas africaines, celle sénégalaise en particulier. Cette perspective inquiète également les Sénégalais lambda.
En effet le nombre de citoyens sénégalais résidant régulièrement en France est estimé à 42 000, plus un nombre presque équivalent (40 000) qui y résident de manière irrégulière, selon les chiffres fournis par le Senat français. La communauté sénégalaise établit dans l’hexagone est très dynamique. Elle s’implique dans de nombreux domaines de la vie socioéconomique et culturelle. Les étudiants sénégalais constituent l’un des plus importants après le Maroc, la Chine et l’Algérie. Globalement la communauté sénégalaise est bien intégrée et respectée en France et dans tous les pays européens. Elle est toutefois parfois victime de stigmatisation sur des thématiques liées à l’immigration irrégulière, le commerce frauduleux ou encore la circulation de la drogue ou la violence dans les quartiers. Ces clichés souvent véhiculés par l’extrême droite trouvent une caisse de résonnance dans des médias néoconservateurs tels que BFMTV ou CNEWS. Ces chaînes avaient en décembre 2022 mené une série de reportages sur un prétendu trafic de drogue aux mains de sénégalais dans plusieurs villes françaises. Ce débat avait d’ailleurs autorisé le ministre de l’Intérieur français Gérard Darmanin à effectuer une visite à Dakar pour rencontrer son homologue sénégalais Antoine Félix Diom. A l’issue de cette rencontre, le ministre français de l’Intérieur avait complétement changé de discours, tenant un langage plus diplomatique. Le Sénégal ne produit pas de cocaïne, n’a pas de frontières avec la France, la question que devrait se poser les autorités françaises est plutôt comment les stupéfiants entrent sur le territoire français et qui sont les véritables cerveaux de ce trafic international de crack, au lieu de vouloir mener une politique d’opinion orchestrée par l’extrême droite et ses médias affidés.
Plusieurs organisations de défense de la diaspora et des immigrés avaient dénoncé une chasse aux sorcières qui n’a de visée que politique. Le sentiment de rejet de l’autre semble tellement poussé que cela fait l’affaire de certains médias et de partis politiques racistes, xénophobes et islamophobe. Pour les sénégalais, le RN navigue dans ces eaux sombres. Raison pour laquelle la visite de Marine Le Pen au Sénégal était incompréhensible. Sa rencontre avec le président Macky Sall relèverait donc d’un mystère. Ce mystère semble être expliqué par le souhait de Macky Sall de briguer une troisième mandature que la Constitution sénégalaise lui interdit et qui devrait passer par le musellement de toute voix dissonante. Macky Sall avait dans ce cadre besoin du vote de l’extrême droite française pour faire passer la révision des « conventions d’entraide judiciaire en matière pénale et d’extradition entre la France et le Sénégal » à l’Assemblée nationale française. Compte tenu de la configuration de cette dernière et n’étant pas convaincu d’obtenir la majorité du vote des députés de la République en marche du président Macron, encore moins de la France insoumise, le président sénégalais s’est allié avec le Rassemblement national qui représente aux yeux de beaucoup de sénégalais le Diable. Cette nouvelle convention est pour les parlementaires de l’opposition sénégalaise un moyen de traquer les sénégalais de l’extérieur très critiques vis-à-vis de la politique de Macky Sall au moment où une chape de plomb s’abat sur l’opposition et une partie de la société civile. Les arrestations pour terrorisme ou financements occultes se multiplient pour plusieurs membres de l’opposition ou de personnes supposées proches de l’opposition.
LES QUESTIONS EMBARRASSANTES DE HADJIBOU SOUMARÉ
L’ancien Premier ministre sous Wade était peu intervenu dans le débat public depuis qu’il avait quitté ce poste et rejoint la Commission de l’UEMOA. Il a tenté de se présenter à l’élection présidentielle de 2012, mais faute de parrainages suffisants, il a été recalé. Il est connu pour sa courtoisie, son humilité et son pragmatisme. C’est assez surprenant de le retrouver au centre d’une polémique qui touche les fondements de la bonne gouvernance des finances, la corruption systémique en l’occurrence et l’Etat de droit. Ses questions, adressées au président de la République, dans une lettre ouverte publiée dans la presse, sont sans ambiguïté.
Soumaré précise d’emblée : « je n’ai pas voulu choisir en premier, la voie de la saisine de notre auguste Assemblée pour trouver moyen plus légitime, car je vous sais à la hauteur de lever tout doute, sur le caractère vrai ou faux des faits allégués. » avant de poser ses questions : « 1. Avez-vous donné récemment de l’argent à une personnalité politique française ? dans l’affirmative est-ce un montant de 12 millions d’euros soit environ 7,9 milliards argent d’un pays catalogué Pays Pauvre Très Endetté. Surtout quand on sait que la haine et le rejet de l’autre, ont toujours été utilisés par le parti, comme véhicule d’une ascension politique ? 2. Lui avez-vous envoyé à l’issue de votre rencontre, une note revêtue de votre sceau, « en souvenir de son passage au Sénégal et de sa vision pour un nouveau partenariat entre la France et l’Afrique » ? 3. Si par extraordinaire tout cela était avéré, éclairez le Peuple Sénégalais avoir agi ès qualité de Président de la République du Sénégal ou de Chef de Parti politique et avec quel ARGENT ? 4. Enfin êtes-vous sérieusement dans la logique du report des élections Présidentielles prévues en février 2024 ? »
L’ancien président de la Commission de l’UEMOA ne cite pas nommément Marine Le Pen, mais tout son propos fait référence à elle. Suffisant pour mettre la République en branle. Dans un communiqué attribué au porte-parole du gouvernement, Abdou Karim Fofana, « le gouvernement rejette et condamne fermement de telles insinuations, lâches et sans fondement, qui témoignent manifestement d’une volonté maléfique de jeter le discrédit sur la personne du président de la République, porter atteinte à l’Institution qu’il incarne et nuire aux relations entre le Sénégal et une puissance étrangère ». Le ton est martial, agressif en porte à faux avec la communication traditionnelle du gouvernement. Le même communiqué menace de porter l’affaire devant la justice. Chose annoncée, chose faite. Ce jeudi 9 mars, Hadjibou Soumaré était convoqué à la Sureté Urbaine pour répondre de ses allégations, en particulier sur celle relative au supposé financement de la cheffe de file de l’extrême droite française. Il est placé en garde vue dans la soirée. Pour Birahim Seck, coordonnateur Forum Civil, section sénégalaise de Transparency International, « il n’y a pas lieu de menacer qui que ce soit. Monsieur Soumaré a posé des questions. Le gouvernement a répondu. Il faut juste laisser les citoyens et l’avenir en juger, au lieu de vouloir judiciariser ce qui doit rester un débat sur la gouvernance. ». Alioune Tine de AfricaJom Center lui emboite le pas, expliquant que ces questions entrent dans le cadre du débat public et qu’il est inopportun de judiciariser toutes interpellations au gouvernement ou au Chef de l’Etat.
C’est le président de la République qui est interpellé dans cette affaire, mais c’est le gouvernement qui a réagi. Un contretemps politique significatif qui montre le malaise du camp au pouvoir. Les sénégalais attendent les clarifications de Macky Sall qui a le devoir moral de s’expliquer sur le pourquoi et le comment il a reçu une femme politique française, dont on ne peut pas dire qu’elle soit l’amie du Sénégal ou de l’Afrique, une femme politique reconnue pour ses positions contre les valeurs africaines, les valeurs de la négritude et les valeurs de l’islam encore moins les valeurs de téranga que le Sénégal incarne. Il doit aussi, pour la clarté du débat public et des impératifs de transparence démocratique et de la bonne gouvernance des finances publiques, répondre aux questions soulevées par l’ancien Premier ministre. Il y va de la crédibilité des institutions. Les Chefs d’Etat sénégalais semblent habitués à « offrir » en guise de cadeau de l’argent à leurs visiteurs nocturnes étrangers. On se souvient de l’affaire Alex Segura représentant du FMI en fin de mission en 2009 à qui le président Wade avait remis « par inadvertance » 100 000 euros et 50 000 dollars en liquide. L’histoire s’est-il répétée ? L’avenir nous édifiera peut-être.
Dr. Youssouph SANÉ, enseignant-chercheur à l’Université Amadou Mahtar M’Bow