Après avoir tenu des propos racistes et inamicaux à l’endroit des subsahariens vivants en Tunisie, le président Kaïs SAÏED semble être revenu à la raison et clame haut et fort qu’il est « africain et fier de l’être ». Que révèle ce double discours du président tunisien sur son rapport avec le continent africain ?
Dans un communiqué de la présidence de la République tunisienne datant du 21 février 2023, le président Kaïs SAÏED a affirmé ceci : « il existe un plan criminel pour changer la composition du paysage démographique en Tunisie, et certains individus ont reçu de grosses sommes d’argent pour donner la résidence à des migrants subsahariens ». Autrement dit la présence de noirs africains est considérée comme une volonté de faire de la Tunisie seulement un pays d’Afrique et non pas un membre du monde arabe et islamique. D’autres propos du président tunisien tenus lors d’un conseil de sécurité nationale convoqué sur la question migratoire, assimilent les subsahariens à des « hordes de migrants clandestins » dont la présence en Tunisie serait source de « violence, de crimes et d’actes inacceptables », soulignant la nécessité de mettre un terme rapidement à cette immigration.
UNE ATTEINTE À LA LÉGISLATION TUNISIENNE ET AUX NORMES INTERNATIONALES RÉGISSANT LA QUESTION MIGRATOIRE
Ces propos portent atteinte à la législation tunisienne ainsi qu’aux normes internationales régissant la question migratoire. En effet, en 2018, la Tunisie a adopté la loi 50 sur « l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale », qui érige en infraction la discrimination raciale et prévoit des peines d’emprisonnement d’un mois à un an pour propos ou actes racistes, et d’un an à trois ans pour incitation à la haine ou diffusion d’idées fondées sur la discrimination raciale ou la supériorité raciale, par quelque moyen que ce soit. Aussi, la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, à laquelle la Tunisie est un État partie, oblige les pays à « condamner la discrimination raciale » et à prendre des mesures visant à « éliminer la discrimination raciale sous toutes ses formes et à promouvoir la compréhension entre toutes les races ». Elle stipule que les pays doivent « interdire et mettre fin, par tous les moyens appropriés… à la discrimination raciale par toute personne, groupe ou organisation » et « décourager tout ce qui tend à renforcer la division raciale ».
Les étrangers noirs africains en Tunisie font l’objet d’agressions racistes quotidiennes de la part de tunisiens depuis des années. Mais après le discours du président, ils ont subi une recrudescence d’attaques, souvent accompagnées de vols, d’expulsions et de pertes d’emplois. Selon Avocats Sans Frontière, au lieu d’aider les victimes, la police a arrêté des migrants sans-papiers alors qu’ils tentaient de signaler des agressions. En effet, depuis cette fameuse déclaration, les africains subsahariens sont confrontés à une campagne sécuritaire, lancée dans tout le pays, dans le dessein de contrôler les personnes en situation irrégulière mais qui se matérialise par une vague d’interpellations brutales, d’agressions violentes, de perquisitions musclées et de chasses à l’homme incontrôlables, touchant aussi bien les sans-papiers, les travailleurs en situation régulière, les réfugiés et demandeurs d’asile ainsi que les étudiants subsahariens. Seule la couleur de la peau compte. Le nombre de subsahariens dans le pays est estimé à entre 30 000 et 50 000 par les associations et ONG locales dont plus de 7 000 étudiants inscrits dans les universités et plus de 9 000 réfugiés et demandeurs d’asile enregistrés.
Cette situation dénote de la montée du racisme et de la haine à l’encontre des africains noirs en Tunisie. Déjà en novembre 2021, les experts des droits de l’homme de l’ONU condamnant l’expulsion collective et les conditions de vie déplorables des migrants en Tunisie, ont indiqué : « Cela soulève de grandes inquiétudes quant au fait que ces personnes sont soumises à des violations de leurs droits de l’homme en Tunisie… sur une base raciale, en particulier à la lumière des rapports que nous avons reçus sur l’augmentation du traitement raciste et xénophobe des migrants d’Afrique subsaharienne ». Selon la section tunisienne d’Avocats sans frontières (ASF), durant le mois de février, la police tunisienne a arrêté environ 850 personnes d’origine subsaharienne sans discernement. Le 9 mars, l’Association des étudiants et stagiaires africains en Tunisie (AESAT) a déclaré à Human Rights Watch qu’au moins 44 étudiants avaient été arrêtés depuis le 21 février, et certains sont toujours détenus. Plus de 40 étudiants ont signalé des agressions violentes. Selon le président de l’AESAT « les étudiants sont interpellés parfois devant leurs universités, dans des cafés. Ça dure depuis la mi-décembre 2021, mais le phénomène s’est accéléré. Beaucoup d’étudiants n’osent plus sortir de chez eux ».
LA RHÉTORIQUE DU GRAND REMPLACEMENT
Ces actes racistes et xénophobes sont alimentés par les messages véhiculés par le Parti nationaliste tunisien, créé en 2018, qui a fait de son fonds de commerce, la diffusion de théories racistes et complotistes, analogues au discours de l’extrême- droite européenne, bénéficiant d’une grande présence médiatique, à travers la télévision publique nationale. Son rapprochement avec le Président tunisien devient une évidence tant par la reprise de sa rhétorique du grand remplacement (en l’occurrence le remplacement d’une population arabe par une population noire) par le président SAÏED, que par la réticence de ce parti à critiquer la dérive autoritaire du président SAÏED contrairement aux autres partis de la classe politique. Par ailleurs, l’Union européenne a sa part de responsabilité, avec son projet d’aide économique envers la Tunisie en échange d’efforts accrus pour éviter le départ de migrants depuis ses côtes. Ce rôle de régulateur migratoire fait que plus le président tunisien est coopératif sur la question migratoire, plus il peut compter sur le silence des pays européens sur le tournant répressif qu’il opère dans son pays, contre les droits humains, l’opposition politique et la liberté d’expression.
Pour s’en convaincre, depuis plusieurs semaines, des arrestations de journalistes et d’opposants politiques illustrent bien une dérive autoritaire croissante du pouvoir tunisien, et un exercice de plus en plus absolu du pouvoir par le Président SAÏED. Ainsi, le dérapage sur la question migratoire apparait comme une étape de plus dans l’autoritarisme du régime tunisien et écorne davantage son image sur la scène internationale. Plusieurs ambassades africaines dont celle du Mali, de la Côte d’ivoire et de la Guinée ont exprimé leurs profondes préoccupations et organisé des vols de rapatriement de leurs ressortissants.
À l’étranger, devant certaines ambassades tunisiennes, des manifestations ont eu lieu. Certaines personnes demandent également la révocation de la participation de la Tunisie aux instances dirigeantes du continent. La situation pourrait également avoir des répercussions sur certains secteurs de l’économie, par exemple sur le tourisme. Sur les réseaux sociaux, des appels au boycott de marques tunisiennes sont relayés. Par ailleurs plusieurs universités privées seront impactées par le désintérêt des milliers d’étudiants subsahariens, pour qui la Tunisie était une destination privilégiée.
La Rapporteure Spéciale de l’UA sur les réfugies, les demandeurs d’asile, les déplacés internes et les migrants en Afrique et Commissaire en charge de la promotion et la protection des droits de l’homme en République de Tunisie, l’honorable Commissaire Maya SAHLI FADEL a dit être particulièrement préoccupée par les propos contenus dans la déclaration du Président tunisien qui vont à l’encontre de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, notamment l’article 2 qui prohibe toute discrimination basée sur la race et l’article 5 sur le respect de la dignité de tout être humain. Elle a rappelé que le discours xénophobe, outrageant, humiliant à l’endroit de la communauté subsaharienne des migrants est inapproprié de la part des plus hautes autorités et qu’il sert au contraire de détonateur à la résurgence de tensions parmi la population aux conséquences souvent désastreuses. Aussi,àtraversleprésidentdelaCommission,l’Union africaine (UA) a réagi le 24 février aux « déclarations choquantes (…) contre des compatriotes africains ». La Commission avait auparavant convoqué le représentant permanent de la Tunisie auprès de l’UA pour « exprimer les vives préoccupations » de l’organisation. « Les États membres de l’Union africaine doivent honorer les obligations qui leur incombent en vertu du droit international (…) à savoir traiter tous les migrants avec dignité, d’où qu’ils viennent », a rappelé l’organisation.
Face à cette dérive autoritaire de façon générale, le Haut représentant de l’Union Européenne, Josep Borrell, dans une déclaration publiée sur le site de l’UE a indiqué :
Au plan national, les associations, dont la Ligue tunisienne des droits de l’homme et le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, ont condamné la déclaration du 21 février. La puissante centrale syndicale UGTT a également annoncé un « engagement fort dans la défense des droits des travailleurs et travailleuses migrants ». Le syndicat, prix Nobel de la Paix en 2015, déplore que les migrants fassent « actuellement face à une campagne haineuse, discriminatoire, raciste et xénophobe ».
UNE TENTATIVE INSUFFISANTE D’APAISEMENT
Le 5 mars, une déclaration publiée par la présidence tunisienne rejetait tout prétendu racisme énumérant les mesures prévues « pour faciliter les démarches des résidents étrangers et protéger diverses communautés », notamment la rationalisation de l’inscription des étudiants étrangers, la facilitation des départs volontaires et un nouveau numéro vert pour signaler les abus, sans toutefois, condamné les agressions criminelles contre les migrants noirs, ni ordonné aux forces de sécurité de protéger les personnes à risque ni aux procureurs de tenir pour responsable toute personne soupçonnée d’avoir commis des actes criminels contre des étrangers.
Aussi, dans un apparent souci d’apaisement, Kaïs SAÏED a affirmé lors d’une entrevue avec le président de Guinée-Bissau Umaro Sissoco Embalo, qui faisait escale à Tunis, que les Africains présents en Tunisie étaient des «frères», selon une vidéo diffusée par la présidence tunisienne. « Je suis Africain et je suis fier de l’être », a-t-il ajouté.
Issa DJIGUIBA, journaliste ADS