Au Mali, en République démocratique du Congo ou encore en Centrafrique, les opérations de maintien de la paix (OMP) constituent les actions les plus connues et les plus visibles des Nations unies. C’est le principal instrument de résolution pacifique des conflits à travers le monde. Toutefois, la présence de ces casques bleus sur le continent africain est de plus en plus critiquée par les populations locales.
En 2022, le Département des opérations de maintien de la paix (DOMP) compte plus de 75 000 casques bleus déployés dans 12 opérations de maintien de la paix, dont 5 en Afrique. La plus importante mission est la mission au Mali (Minusma) avec plus de 18 000 effectifs déployés et un budget annuel dépassant largement 1 milliard 200 millions de dollars US. A l’origine conçues pour superviser les cessez-le-feu et accompagner les pays vers la stabilisation, les OMP ont évolué et se sont diversifiées afin de s’adapter aux crises de plus en plus complexes : guerres civiles, terrorisme, groupes armés, etc. Aujourd’hui leurs mandats dépassent le strict cadre sécuritaire du maintien de la paix pour couvrir aussi le soutien au processus politique, l’organisation d’élections libres, la protection des civils, le renforcement de l’État de droit, la protection des droits de l’homme, l’assistance humanitaire, les processus de désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR), ou encore la réforme du secteur de la sécurité (RSS).
Cependant, depuis plusieurs années, la question de leur pertinence se pose. Elles sont largement critiquées pour leur manque d’efficacité, leur coût trop élevé, leur durée excessive ou encore des allégations d’abus sexuels. Ces dernières années, au Mali comme en Centrafrique, des manifestations ont demandé le départ de la Minusma ou de la Minusca, avec souvent des accrochages entre manifestants et forces onusiennes et son lot de morts ainsi que de blessés.
Par ailleurs, les gouvernements en place dans les pays hôtes ne sont généralement pas plus satisfaits de la présence de ces missions. Ainsi, le Premier ministre malien par intérim, le colonel Abdoulaye Maïga, disait à la tribune des Nations unies, à l’occasion du débat général de la 77ème session ordinaire de l’Assemblée générale, le 24 septembre 2022 : « Il nous faut reconnaître que près de 10 ans après son établissement, les objectifs pour lesquels la Minusma a été déployée au Mali ne sont pas atteints. Et ce, en dépit des nombreuses résolutions du Conseil de sécurité. C’est pourquoi, le gouvernement du Mali réitère sa demande, maintes fois exprimée, d’un changement de paradigme, d’une adaptation de la Minusma à l’environnement dans lequel elle est déployée et d’une meilleure articulation de cette mission avec les autorités maliennes. »
Des mandats trop vagues et très peu adéquats
La première véritable réflexion sur l’adaptation des OMP au nouvel environnement dans lequel elles sont déployées est l’œuvre du groupe d’études sur les opérations de paix des Nations unies dirigé par Lakhdar Brahimi, ancien Secrétaire général adjoint de l’ONU, dont le rapport fut déposé en juillet 2000. Connu sous le nom de « rapport Brahimi », ce document souligne, entre autres problèmes essentiels des OMP, l’imprécision des mandats donnés aux opérations dans les résolutions du Conseil de sécurité.
En effet, l’imprécision des mandats résulte de l’absence de règles d’engagement uniformes. Chaque contingent a ses propres règles d’engagement, changeant à chaque opération. Les mandats imprécis tendent à être la règle et permettent des interprétations divergentes au sein des divers états-majors, ce qui risque d’avoir des effets néfastes sur le terrain. Par exemple, la résolution pourra prévoir un mandat de protection des civils, mais sans préciser de quelle façon elle devra s’effectuer. Les dirigeants civils et militaires de l’opération peuvent alors se retrouver avec des mandats trop vagues, trop généralisés ou même impossibles à accomplir.
Les OMP telles que la Minusma ou la Minusca sont déployées dans des situations de plus en plus difficiles et risquées, où la distinction entre le maintien et l’imposition de la paix est floue ou non-existante. De fait, la protection des populations est l’un des indicateurs majeurs de succès des OMP. Elle est à l’origine de leurs mandats dits « robustes », autorisant l’usage de la force. Or, la responsabilité de protéger s’exerce toujours, selon la formule consacrée par les résolutions du Conseil de sécurité, « dans les limites des capacités de la Force et dans les zones où ses unités sont déployées ». Cette formule constitue, dans une certaine mesure, un moyen de se soustraire à l’obligation de protéger les populations civiles et, par conséquent, apparait comme une remise en cause du paradigme « présence de casques bleus = protection ».
Ainsi, les OMP comme la Minusma deviennent une réponse inadéquate (maintien de la paix) à une situation d’urgence complexe, avec un mandat de protéger une population civile de plusieurs millions de personnes réparties sur un territoire très vaste, massacrées par des groupes armés qualifiés de terroristes, sous le regard impuissant des casques bleus. A ce propos, le Premier ministre malien avait ajouté, le 25 septembre 2021, à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies, que « les Maliennes et les Maliens ont le net sentiment que la mission assignée à la Minusma a changé en cours de route, et notamment depuis 2015, suite à la signature de l’Accord pour la paix et la réconciliation issu du processus d’Alger, alors même que les défis qui ont justifié son déploiement sont restés constants. En effet, contrairement aux attentes du peuple malien, l’environnement notoirement terroriste dans lequel la Minusma a été déployée en 2013 s’est dégradé continuellement ».
Adapter les OMP aux réalités et aux objectifs sécuritaires du terrain
L’une des recommandations phares faites par le « rapport Brahimi », pour prendre en charge la problématique du mandat, est que les forces onusiennes devraient être en mesure d’affronter sur place les groupes armés résiduels de la guerre et fomenteurs de la violence avec les moyens et la volonté de les vaincre. En d’autres termes, les casques bleus devraient avoir un mandat qui convient à la tâche exigée, et les outils politiques et militaires qui correspondent au mandat.
Aujourd’hui, il est évident que l’évolution des missions de maintien de la paix devrait s’opérer à travers notamment le renforcement des capacités militaires et de police et la présence d’une force offensive. Les missions actuelles devraient être dotées de capacités renforcées, bénéficiant des avancées technologiques, telle que l’utilisation de drones de renseignement. En d’autres termes, les OMP devraient avoir systématiquement une capacité offensive significative intégrée à la chaîne de commandement onusienne et essentiellement dévolue aux actions ponctuelles de coercition. Cette évolution permettra d’atteindre l’objectif de recentrage des missions au profit des populations, qui exigent un véritable changement de mentalité au sein de la communauté internationale dont la majeure partie est opposée à la participation des forces onusiennes à la lutte anti-terroriste.
Par ailleurs, il faut également souligner qu’il est nécessaire de déployer les OMP dans le cadre d’une coopération active de la part du gouvernement du pays hôte pour garantir le succès de la mission. Cela soulève le problème de la coordination stratégique des actions entre les acteurs impliqués dans les processus de paix. Cette préoccupation a été soulevée de manière vigoureuse par les autorités maliennes, lors du dernier renouvellement du mandat de la Minusma. Elle a été réitérée par le ministre malien des Affaires étrangères et de la Coopération internationale, Abdoulaye Diop, à l’occasion de l’examen par le Conseil de sécurité du rapport du secrétaire général sur la situation au Mali, le 18 octobre 2022. M. Diop a insisté sur l’exigence malienne d’une meilleure articulation de la Minusma avec les autorités maliennes et le double objectif de la mission : le renforcement de l’État et la restauration de son autorité sur l’ensemble du territoire.
Un autre problème majeur est la tendance des grandes puissances à ne s’intéresser aux OMP qu’en termes de contributions financières, se montrant de moins en moins disposées à déployer leurs forces sous le drapeau bleu. L’approvisionnement en soldats est laissé aux pays en développement dont les contingents sont souvent inaptes à remplir pleinement la mission : soit par manque de formations adéquates, soit par manque de moyens suffisants. Par exemple, au sein de la Minusma, seules la France et l’Allemagne apparaissent parmi les grandes puissances dans le top 10 des pays contributeurs en personnels militaires. Les pays riches considèrent que leurs contributions financières à la responsabilité commune de la communauté internationale suffisent. Les militaires doivent venir des pays pauvres. Les grandes puissances ne veulent plus placer leurs militaires dans des situations dangereuses, sauf quand elles ont un intérêt national quelconque. Les riches donnent de l’argent, les pauvres leur sang. Ce partage du travail doit être dénoncé et ne saurait être admissible.
Enfin, le dernier aspect à souligner est que le caractère multinational des contingents et la nature civilo-miliatire des OMP ne constituent une force que si les différents contingents et composantes travaillent véritablement en synergie. A cet effet, en juin 2015, le Groupe indépendant de haut niveau chargé d’étudier les opérations de paix (High-Level Independent Panel on Peace Operations, ou HIPPO) a publié un rapport dans lequel il a été suggéré qu’un modèle « d’accompagnement » (coaching) des contingents à l’utilisation des capacités (y compris technologiques) soit mis en place pour permettre une meilleure cohérence opérationnelle et un meilleur partage de l’information. Ici, il est important de noter la nécessité d’une connaissance des cultures et langues locales par les unités déployées et l’importance du français doit être rappelée dans les missions déployées sur des théâtres francophones.
En somme, au regard de l’importance des moyens financiers et humains mobilisés par les OMP telle que la Minusma, se cantonner à une présence symbolique et non dissuasive n’aboutira qu’à l’échec de la mission et à la déception des populations qu’elle est censée protéger. Il est important de ne pas perdre de vue que la vie des populations civiles doit être le premier des droits de l’homme à protéger dans une situation de conflit. Elle doit être le premier motif de déploiement d’une OMP. Tous les objectifs multidimensionnels des OMP devraient venir en complément de l’atteinte de l’objectif premier qu’est la protection des populations civiles.
Les questions relatives au suivi de la mise en œuvre d’accord pour la paix et à l’organisation des élections tendent à être les priorités de premier plan des OMP en Afrique au détriment de l’impérieuse nécessité de protéger les populations civiles contre les massacres. Or, la démocratie ne se donne pas. Au même titre que l’État de droit, elle se construit sur le long terme et essentiellement par les acteurs nationaux concernés. Seul un bon partenariat avec le gouvernement hôte garantira le succès de la reconstruction étatique et le raffermissement des institutions démocratiques.