CONFÉRENCE D’OUVERTURE
« Quo vadis, Leçons apprises et nouvelles opportunités dans la relation entre le Sahel et l’Europe »
IIe édition du Forum de dialogue Sahel-Europe
Madrid, 15 juillet 2022
Mesdames et Messieurs,
Je me réjouis de l’opportunité qui nous est donnée d’évaluer la nature des relations entre Sahel et Europe – et de réfléchir à leur avenir.
Les derniers mois ont été riches en enseignements, et indiquent ce que certains appellent une « accélération de l’histoire ».
Nous sommes à un tournant de notre histoire, caractérisé par l’érosion progressive des concepts et des outils à notre disposition.
La relation entre le Sahel et l’Europe est très ancienne. On oublie parfois que les almoravides, qui gagnèrent l’Espagne au XIe siècle, apparurent au Sahel.
On ignore souvent la contribution de l’or de cette région à l’économie de l’Europe occidentale et méridionale du XIIIe au XVe siècle.
Ces quelques exemples ne visent qu’à inviter chacun d’entre nous à élargir la réflexion et sortir de la « vision tunnel » dans laquelle nous sommes parfois.
En Europe, nombreux sont ceux qui voient le Sahel comme une « terre de risques ». Il faut se prémunir des « migrants d’Afrique subsaharienne » ou « empêcher que l’hydre terroriste n’atteigne l’Europe ».
Sans me prononcer sur la légitimité de ces objectifs, je dois vous faire part du scepticisme croissant de l’opinion publique sahélienne quant à leur pertinence.
Commençons par les migrations. Au cours du XXe siècle, à plusieurs reprises, l’Europe a recruté la main d’œuvre de notre région pour la guerre et l’économie.
Les flux migratoires que nous observons sont, pour partie, le fruit d’une demande créée ou stimulée par des acteurs publics ou privés européens.
Du XVe au XXe siècle, des millions d’Européens ont gagné l’Afrique, l’Amérique et l’Asie : cette mobilité est l’un des mouvements migratoires les plus importants de l’histoire moderne. Il a contribué à changer la carte du monde, « pour le meilleur et pour le pire » …
Le Sahel reçoit de nombreux travailleurs immigrés européens – professionnels de la diplomatie, de la sécurité ou du développement, entrepreneurs, religieux …
Nous les accueillons à bras ouverts et beaucoup bénéficient d’opportunités qu’ils ne trouvent pas dans leurs pays d’origine.
Ainsi va la vie. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles des femmes et des hommes choisissent de quitter le pays qui les a vu naître. Rarement de gaieté de cœur.
Quand une ville comme Agadès, au Niger, accueille des voyageurs en transit vers le Maghreb : elle bénéficie de leur passage. Comme tout hub de transport.
Comme Amsterdam, Londres ou Paris, quand des voyageurs sont dans les aéroports de Schiphol, d’Heathrow ou de Roissy-Charles De Gaulle.
Comment réagiraient les Pays-Bas, le Royaume-Uni ou la France si on leur imposait de réduire le nombre de personnes qui fréquentent ces lieux et y consomment ?
Quand l’Europe intervient pour empêcher la libre circulation des Africains sur leur continent, quand elle propose aux États d’Afrique du Nord d’effectuer le tri des migrants d’Afrique subsaharienne, crée-t-elle les conditions d’une relation saine et mutuellement bénéfique ?
Je pense qu’il faut avoir le courage de se poser ces questions. Et d’y apporter des réponses lucides tenant compte de tendances inéluctables – tel le vieillissement de la population européenne.
L’Europe s’est émue de la construction d’un mur à la frontière américano-mexicaine par le Président Trump. Elle ne semble pourtant pas s’émouvoir quand elle agit de façon similaire sur son flanc méridional …
Venons-en à la « lutte contre la terreur ». Voici un concept emprunté aux États-Unis et dont l’Europe a parfois critiqué les modalités de mise en œuvre.
Le Sahel connait, avec un léger décalage, le sort réservé aux terres de « contre-jihad ».
J’emploie ce terme avec prudence, car je ne pense pas qu’il soit approprié.
Je ne nie pas l’existence d’acteurs politiques qui empruntent des concepts islamiques pour justifier leur violence. Leurs actes malveillants méritent une riposte vigilante et ferme.
Mais, comme le soulignent certains spécialistes, il n’y a pas de lien démontré entre l’insurrection d’obédience islamiste au Sahel et les attaques terroristes en Europe.
Il faut donc, semble-t-il, raison garder et mieux cerner l’objet de notre coopération en matière de défense.
L’Europe s’est investie dans la formation des forces de sécurité et de défense. Il s’agit d’un effort de longue haleine, dont les résultats sont mitigés.
Des soldats ont été déployés, selon des modalités juridiques diverses et, parfois, dans une confusion préjudiciable à la qualité de nos relations.
Le sort réservé à la Task force Takuba me semble mériter toute notre attention. Il ne s’agit pas d’incriminer une partie ou l’autre mais de se donner les moyens d’analyser avec lucidité ce qui n’a pas fonctionné.
Voici les leçons apprises que je retiens des cinq dernières années – lors desquelles j’ai travaillé pour le G5 SAHEL et la MISAHEL.
Tout d’abord, il faut partir du terrain. Concevoir et mettre en œuvre des réponses pratiques et pragmatiques aux défis identifiés.
Ensuite, il faut être discret et précis. Il vaut mieux communiquer sur un résultat que sur une initiative – car l’hypermédiatisation actuelle fragilise toute relation de confiance.
Enfin, il faut non plus « écouter » mais « entendre » son partenaire. Ignorer ses conseils, livrer ce qu’il n’a pas demandé ou promettre ce qu’on ne pourra pas lui donner, c’est contribuer à la création d’un conflit.
Quant aux opportunités, car elles existent, j’en vois deux.
La première est celle que nous offre votre rencontre, pour dialoguer et identifier d’éventuels chantiers de coopération.
La seconde est créée par l’intérêt accru de l’opinion pour la chose publique. Le Sahel bruisse de débats – dans les journaux, à la radio, sur les réseaux sociaux … On note un regain d’intérêt pour la politique.
On pose certaines questions, sur des sujets dont on avait oublié l’importance – la justice, la sécurité, la souveraineté …
C’est sur cette note, optimiste, que je souhaite conclure mon allocution. Je suis confiant dans la jeunesse sahélienne.
Toute crise génère une prise de conscience. Il a fallu que l’Europe connaisse deux guerres mondiales au XXe siècle pour que la diplomatie conçoive des mécanismes de concertation permettant d’éviter la reprise d’une « guerre civile » à l’échelle d’un continent.
Le Sahel doit urgemment prendre le temps de réfléchir pour mieux agir. Cesser de se ruer sur des solutions d’emprunt. Mieux définir ses objectifs, tirer parti de ses outils et faire confiance en son génie propre.
C’est possible – et c’est ainsi que nous pourrons améliorer la coopération avec nos partenaires.
Merci pour votre attention et bons travaux !
Ambassadeur Maman Sambo SIDIKOU
Haut représentant, Mission de l’Union Africaine pour le Mali et Sahel (MISAHEL)
Bamako, Mali