Le Nouveau Sommet Afrique-France, qui s’est tenu à Montpellier du 7 au 9 octobre, a suscité un énorme débat qui a eu des résonnances jusque dans les milieux intellectuels africains. Pour Eugène Ébodé, écrivain, universitaire et journaliste d’origine camerounaise, le changement que veulent les Africains commencent par mobiliser leurs réflexions et leurs constats par eux-mêmes et « non en [se] présentant en mendiants d’aumône devant des puissances extérieures à l’Afrique ».
Le Nouveau Sommet Afrique-France s’est tenu à Montpellier, le 9 octobre, et Achille Mbembé a livré une contribution à la demande de l’Élysée pour un renouveau dans les rapports entre la France et l’Afrique. Qu’en avez-vous pensé ?
Eugène Ébodé – Mes observations sont de trois ordres. Il est ici question d’un rapport sur la relation entre la France et l’Afrique. Rappelons pour commencer une bizarrerie : l’Afrique est un continent de plus d’un milliard 200 millions d’habitants et constitué de 54 États. La France est un État européen de 67 millions d’habitants. Il y a, sous cet angle, une asymétrie évidente. Le chef de l’État français a le droit de commander une étude à qui il veut. Je n’ai pas de critique sur ce point.
Achille Mbembe et ses équipes sont fondés à formuler les contributions qui leur semblent utiles pour, disait-il sur France Inter, « réparer le vivant ». C’est une expression empruntée à un roman Réparer les vivants de Maylis de Kerangal. Mais le sujet concerne une relation géopolitique, touche à un secteur régalien lié à la politique étrangère des États. Par conséquent, il serait intéressant de savoir si les contributeurs ont interrogé les acteurs publics ayant eu ou ayant encore des responsabilités politiques en Afrique et en France afin que l’on entende aussi leurs réflexions et avis. Ne donner la parole qu’à la société civile africaine me paraît, ici, postuler mezza voce que les acteurs politiques africains, en particulier, ne comptent pas ou ne comptent plus. Si telle est l’idée, elle est dangereuse. Nous connaissions les coups d’État militaires, constitutionnels ou « médicaux ». Serions-nous ici devant un coup d’État d’un nouveau type ? Le coup d’État des clercs ? Si tel était le cas, c’est avec sidération qu’il faudrait alors s’écrier, en reprenant un titre culte de l’écrivain Chinua Achebe : « Things fall apart » ! (« Le monde s’effondre »). Par ailleurs, quel serait alors le commanditaire de ce « coup de force des clercs » ? Un État anciennement colonial ?!
Concrètement, que reprochez-vous à ce document ?
La méthode choisie pour l’élaboration de ce vrai-faux rapport (puisqu’il est renommé « contribution ») pose également problème. Il est écrit : « Aussi bien en France que sur le continent, les débats ont rassemblé, souvent sous la forme de « Dialogues » des profils variés : femmes et hommes, professionnels, étudiants, professeurs, relais d’opinion, sportifs, avocats, historiens, journalistes, psychologues, banquiers, assureurs, responsables d’associations, acteurs de la société civile, artistes et experts divers. La grande majorité était composée de jeunes (entre 20 et 35 ans). Au total, plus de 3600 personnes y ont pris part soit en présentiel, soit virtuellement ». Cette formulation est trop générale et bien trop vague pour être sérieuse. On n’a aucune indication sur la proportion homme/femme, on n’a pas de distinction entre ruraux et citadins. On ne sait rien sur les locuteurs (anglophones, francophones, lusophones, arabophones, swahiliphones…) et encore moins sur les pays dont ils sont originaires.
On sait simplement qu’ « entre mars et juillet 2021, plus de 65 débats et rencontres ont eu lieu dans les pays suivants : Afrique du Sud, Angola, Kenya, République démocratique du Congo, Cameroun, Nigeria, Niger, Burkina Faso, Mali, Côte d’Ivoire, Sénégal, Tunisie. Une dizaine de séquences se sont déroulées dans plusieurs villes de France, au sein de la diaspora. » Quelles villes ? Qui sont ces membres de la diaspora ? Sur quels critères ont-ils été interrogés ? L’opération semble opaque et toute opacité est préjudiciable à l’action et questionne le sérieux de la démarche adoptée pour pondre ce vrai-faux « rapport sur la relation entre la France et l’Afrique ».
Enfin, le contexte de ce « rapport » est lui-même préoccupant. Il est remis dans un moment électoral tout particulier et au cours duquel la relation entre la France et l’ancien empire colonial pousse à l’utilisation viciée de thématiques mémorielles, de tensions diplomatiques, de chahut économique et de révision sur les questions militaires et de sécurité collective. Il conviendrait de traiter ces questions de manière apaisée et non dans une situation abrasive et en période électorale.
Hier, nous déplorions en Afrique des révisions constitutionnelles pour convenance personnelle. En France, il vaudrait mieux éviter l’accumulation de rapports opportunistes ou destinés à une exploitation cynique des enjeux géopolitiques. Or, au regard du contexte politique actuel, ce vrai-faux rapport instrumentalisera l’Afrique et ne servira pas les desseins de ce que j’appelle de mes vœux : la grande conversation entre l’Occident et l’Afrique. La « contribution » de Mbembe risque d’alimenter la machine à disqualifier et le Politique et le Savant, selon l’acception wéberienne. Le Politique a été lui-même dévalué par la mise à l’écart des acteurs politiques africains. Le Savant, je le crains, risque aussi de subir une plus grande déconvenue en participant naïvement à des opérations politiciennes qui alimenteront l’aigreur populiste et le discours des bruns extrêmes. Ils s’empareront de ce vrai-faux rapport au prétexte qu’il ne vise qu’à offrir sur le plateau montpelliérain les voix des Afrodescendants à un candidat à l’élection présidentielle. Le sommet de Montpellier accoucherait alors d’une souris pâle et restera, pour l’histoire, une piètre opération clientéliste semblable à celle que dénonça, en 1956, Le Vieux nègre et la médaille, le roman postcolonial de Ferdinand Oyono.
Que pensez-vous du Contre-Sommet qui s’est déroulé en même temps que celui de Montpellier ?
Sommet et Contre-Sommet vont désormais de pair dans les rendez-vous de ce type. Culturellement, les Contre-Sommets étaient un rite justement de la société civile et que le président Macron a voulu contourner, voire réduire à un aimable folklore par son « coup de force diplomatique » et le coup du régicide continental qu’il semble encourager. Il lui a été reproché d’adouber le dernier coup de force institutionnel au Tchad. A Montpellier, ne dira-t-on pas qu’il persiste et poursuit la voie de la légitimation non par la démocratie, mais par la politique des coups. Il a écrit un livre, intitulé Révolution, avant son accession au pouvoir. Il est possible qu’il actualise au pouvoir sa réflexion en politique mais en opérant les changements chez les autres. Posture impériale et poursuite de la politique ancienne par de nouveaux moyens.
La question : hier, des tirailleurs en treillis sont tombés et leurs droits comme leur mémoire ont été piétinés. Les intellectuels africains sont-ils les nouveaux tirailleurs d’une guerre contre l’Afrique ? Nous savons que les changements sont indispensables dans le contenu des relations entre la France et le continent africain. Tierno Monénembo, Véronique Tadjo, moi-même et plusieurs intellectuels africains avons publié, il y a un an déjà, un manifeste L’Afrique a besoin de nouveaux leaders. Nous restons sur la même ligne qui a mis en garde contre le non-respect, en Afrique, des chartes constitutionnelles et la tentation de demeurer à vie au pouvoir. Nous avons conscience des difficultés que vivent les Africains, plombés en interne par des politiques publiques insuffisantes, et en externe par des puissances prédatrices. Des changements sont attendus pour que les Africains se parlent et se fassent confiance, du nord au sud. C’est la raison pour laquelle nous ferons paraître dans quelques jours, au Maroc, un livre collectif Qu’est-ce que l’Afrique ? (éditions la Croisée des Chemins) dirigé par Rabiaa Marhouch. Le changement, nous le voulons, mais en commençant par mobiliser nos réflexions et constats par nous-mêmes et non en nous présentant en mendiants d’aumône devant des puissances extérieures à l’Afrique.
Quel est le poids du passé sur les rapports entre la France et l’Afrique et comment les redéfinir ?
Dans le livre collectif à paraître, nous analysons les passifs d’une relation qui a eu un triple fondement : commercial, territorial et patrimonial (l’esclavage et le commerce triangulaire, la colonisation, le rapt continu de la ressource énergétique et des terres arables). Ce triple fondement, à peine atténué par le courant humaniste qui correspondait à un sursaut moral tant la recherche du profit dominait les esprits, s’est appuyé sur le mépris de l’Africain. Cette forme de « souverain » mépris consiste à administrer des leçons aux Africains. Elle a eu lieu sur le plan politique à la Baule, avec le fameux discours de François Mitterrand en juin 1990. Les chefs d’État africains ont été sommés de se transformer en démocrates, sinon ils ne recevaient plus de subventions.
Je crains que le rendez-vous subtil de Montpellier ne soit le pendant, côté société intellectuelle africaine, de ce genre d’admonestations venues cette fois de la macronie. La société civile africaine, si je comprends bien, doit s’aligner sur le nouveau modèle de la relation multilatérale que cherche à construire le président Macron : la chasse aux subventions dont le premier guichet sera ouvert à Montpellier. Que fait l’Union africaine (UA) ? En attendant, nous nous rendons prochainement à Casablanca, non pour un Contre-Sommet, mais pour la parution, en Afrique, d’un livre important sur l’Afrique vue par des Africains, par une partie de sa diaspora et par des Européens sensibles aux apports de l’Afrique. L’orchestre d’Afrique doit en finir avec les convocations du Maître. Il doit mettre en œuvre son propre agenda et la préparation de son hymne à l’émerveillement des siens et du monde.