Le Sénégal est secoué, depuis quelques semaines, par plusieurs affaires de trafics de visas et de passeports diplomatiques. L’Assemblée nationale est au cœur d’un scandale. L’enquête toujours en cours de la Division des investigations criminelles (DIC), dont des éléments ont fuité dans la presse, montre l’implication de plusieurs députés de la majorité présidentielle.
Pour le moment, le gouvernement est silencieux, pendant que le président du groupe parlementaire de la majorité déclare que personne ne sera protégé. Une déclaration du président de l’Assemblée nationale est toujours attendue.
Les Sénégalais ont du mal à comprendre ce qui se passe à l’Assemblée nationale. Cette treizième législature semble être la plus controversée depuis l’indépendance. Le trafic de passeports diplomatiques n’est, en effet, que le dernier acte d’une longue liste. Plusieurs scandales, plus ou moins étouffés, ont rythmé le fonctionnement de la représentation du peuple depuis 2012.
En 2017, le député Ousmane Sonko dénonçait le fait que les députés ne payaient que 1500 francs CFA d’impôts. Plusieurs députés avaient nié, avant que certains de leurs collègues ne confirment ces allégations. L’inégalité de traitement est manifeste entre les élites politiques, privilégiées à plusieurs égards, et le reste des citoyens obligés de payer des impôts plus élevés, nonobstant des salaires plus bas. Rappelons qu’un député simple (ne siégeant dans aucune commission) gagne 1,3 million de francs CFA par mois ; un député vice-président ou siégeant au sein d’une commission 1,6 million de francs CFA voire plus. Tous bénéficient d’une indemnité mensuelle de 750 000 francs pour le carburant.
Un nid de délinquants ?
Le 14 novembre 2019, le député Seydina Fall, plus connu sous le nom « Bougazelli », membre de l’Alliance pour la République (APR) du président Macky Sall, est pris en flagrant délit de trafic de faux billets et de blanchiment de capitaux devant l’Assemblée nationale. Il sera placé sous mandat de dépôt par le doyen des juges du tribunal de grande instance de Dakar pour association de malfaiteurs, contrefaçon de signes monétaires en cours légal au Sénégal, blanchiment de capitaux et tentative de corruption d’agents publics assermentés [des gendarmes qui l’ont arrêté en l’occurrence]. Contre toute attente, il sera libéré « provisoirement » au bout de sept mois de détention, pour « raison médicale ».
Cette semaine, une vidéo de l’arrestation de l’ancien député (il a été obligé par Macky Sall de rendre sa démission) a fuité sur les réseaux sociaux. Le flagrant délit est manifeste. On voit l’homme politique de Guédiawaye, dans la banlieue dakaroise, dire que le sac contenant les billets ne lui appartenait pas, qu’il lui aurait été remis par une tierce personne. Il suppliait, par ailleurs, les gendarmes de « gérer » la question avec lui avant d’arriver au poste. Il finit par déclarer : « Je suis foutu ! ».
La question qui se pose depuis la diffusion de cette vidéo : pourquoi cet homme est en liberté alors que pour des faits moins graves des citoyens restent en prison ?
Des activistes dans la mêlée
Ce n’est certainement pas un hasard si cette vidéo de l’ancien député fuite en ce moment précis. Des citoyens ont, sans doute, voulu montrer dans cette fuite savamment orchestrée les limites de la justice sénégalaise. En août, une vidéo était publiée par un site d’information proche du pouvoir, mettant en scène un activiste célèbre, le rappeur Kilifeu, membre actif de Y’en a marre, mouvement citoyen de la jeunesse qui se bat pour la démocratie et l’État de droit.
Dans cette vidéo, on voit Landing Mbessane Seck, alias « Kilifeu », accepter d’aider son ami qui le filmait à son insu à obtenir un visa grâce à ses relations. A l’entendre parler, on perçoit qu’il est habitué à ce genre de pratiques. Quelques semaines après la diffusion de cette vidéo, Kilifeu et son compère Simon Kouka, un autre rappeur, ont été arrêtés et mis en examen.
Le mouvement Y’en a Marre, né durant les manifestations de juin 2011 contre une réforme de la Constitution initiée par le président Abdoulaye Wade en vue d’instaurer une vice-présidence, et porté essentiellement par la galaxie hip-hop (rappeurs, taggueurs…), avait farouchement manifesté contre la candidature de l’ancien président pour un troisième mandat et est présenté comme l’un des catalyseurs de la défaite de ce dernier à l’élection présidentielle de 2012. Y’ en a Marre (YAM) reste, par ailleurs, toujours très actif contre les injustices politiques, économiques et sociales. En mars, le mouvement avait soutenu le député Ousmane Sonko accusé de viol dans une affaire considérée par ses soutiens comme un complot politique du pouvoir visant à éjecter du champ politique le plus farouche adversaire politique et médiatique de Macky Sall.
Lors d’une conférence de presse, tout en dénonçant l’instrumentalisation de la justice, Y’en a Marre estime que les faits reprochés à Kilifeu et à Simon Kouka n’ont rien à voir avec le mouvement et leur lutte. Pour conserver la crédibilité du mouvement, les deux leaders du hip-hop sénégalais ont décidé de démissionner de Y’en a Marre.
Des députés dans le collimateur de la justice
Contrairement à l’amalgame véhiculée dans la presse, les deux affaires n’ont rien à voir. Pour le cas de Kilifeu et de Simon, il s’agit de « facilités » pour l’obtention de visas. En ce qui concerne le trafic de passeports diplomatiques, il s’agirait d’un vaste réseau dont l’un des éléments centraux vient de tomber. Pour fonctionner, ce réseau de criminels en cols blancs avait mis en place tout un système de faux et usage de faux.
Tout est parti de plaintes contre un certain El Hadj Diadji Condé. Ce dernier aurait promis aux plaignantes des « certificats de mariage » avec des députés avec qui il travaillerait. Ce qui pourrait leur faciliter l’octroi de passeport diplomatique. Beaucoup de femmes auraient ainsi obtenu, frauduleusement, des certificats de mariage avec des députés, et de jeunes gens seraient présentés comme des enfants de ces députés. Deux noms sont principalement cités dans cette affaire, mais plusieurs autres députés de la majorité seraient impliqués.
L’enquête ira-t-elle jusqu’au bout ? On se souvient de la promptitude avec laquelle les députés lèvent l’immunité parlementaire de leurs homologues de l’opposition : de Khalifa Sall et dernièrement de Ousmane Sonko où en moins d’une semaine les députés étaient appelés à statuer. Les Sénégalais craignent que le fameux dicton « Coumba am ndèye, Coumba amoul ndèye » (littéralement « Coumba qui a une maman et Coumba qui n’a pas de maman », autrement une justice à deux vitesses) ne se vérifie encore en faveur des proches du pouvoir, comme le cas Bougazelli l’a démontré.
Dès son accession à la présidence de la République, Macky Sall avait fait des passeports diplomatiques un thème majeur de la réforme de la gouvernance. Un nettoyage était nécessaire pour que le passeport diplomatique sénégalais ne se retrouve plus entre les mains de n’importe quel saltimbanque. Ceci en souvenir de l’épisode malheureux de passeports diplomatiques octroyés quelques années auparavant, en 1997 notamment, à des criminels originaires de Chine. Il avait alors demandé que l’on retire ce fameux sésame à tous ceux qui n’en avaient pas droit. La polémique qui s’en était suivie avait valu la prison a un responsable du Parti démocratique sénégalais (PDS), Bara Gaye, qui déclarait que « le président Macky Sall a retiré les passeports diplomatiques aux marabouts pour les donner aux homosexuels. » C’est une question sensible dans un pays où une part importante de la population aspire vivre à l’étranger. Ce trafic de passeports, qui n’est certes pas nouveau, remet en cause la fiabilité du fameux sésame qui seraient utilisé pour alimenter l’émigration clandestine. Ce qui donnerait une mauvaise image du pays de la Téranga. D’autant plus que, dans le cas d’espèce, les « passeurs » seraient des députés et de hauts responsables politiques. Le président de la République doit revoir le mode d’octroi et les nécessaires ayants droits. Est-il judicieux de faire profiter d’un passeport diplomatique aux conjoint(e)s des députés ? Le débat mérite d’être posé à la lanterne des abus souvent constatés et qui mettent les représentations diplomatiques au Sénégal dans l’embarras.