Rien ne va plus entre Macky Sall et son opposition la plus significative. Une tension latente existe entre lui et ses opposants depuis sa réélection en 2019. Pour un pays traditionnellement connu pour sa capacité à dépassionner le débat politique, le fil du dialogue semble être rompu malgré les appels et alertes incessants de la société civile.
Après une longue année à la tête de l’Union Africain (UA) marquée par des défis majeurs sur le continent (coups d’Etat, insécurité, etc.), Macky Sall se retrouve de plein pied aussitôt dans un rapport de force tendu avec l’opposition sénégalaise sur fond de soupçon d’un éventuel troisième mandat du président. En cause, la volonté bruyamment manifestée par les souteneurs du président de la République à se présenter pour un troisième mandat que la Constitution lui interdit, et conséquemment la restriction des libertés publiques.
UNE OPPOSITION SÉNÉGALAISE ÉPROUVÉE MAIS TOUJOURS DÉTERMINÉE
En mars 2021, le Sénégal connaît l’un de ses plus graves épisodes politico judiciaires suite à l’accusation de viol contre Ousmane Sonko, figure charismatique de l’opposition. Pour Sonko et ses partisans, il ne s’agit ni plus ni moins que d’un complot ourdi par des proches du pouvoir, d’une tentative pour l’écarter de la course à la présidentielle de 2024. La levée express de son immunité parlementaire et sa convocation par la justice vont déclencher des émeutes sur toutes l’étendue du territoire. Le Sénégal était certainement sur le point de basculer. La médiation, notamment des grands guides religieux, en particulier de Serigne Mountakha Mbacké, Khalif général de la confrérie mouride, finit par l’emporter. Macky Sall accepta de répondre favorablement à l’apaisement. Ousmane Sonko fut libéré dans la journée du 8 mars et appela à son tour à préserver la paix civile et à « accompagner (vers la sortie) Macky Sall jusqu’à la fin de son mandat », dans le respect des lois de la République. Plusieurs personnes arrêtées durant la crise furent libérées les jours suivants.
La tension n’est en fait retombée que le temps d’une rose. La victoire du Sénégal à la coupe d’Afrique des nations en février 2022 avait pourtant lassé entrevoir une détente lorsque Macky Sall avait invité l’opposition à la réception des Lions estimant qu’il s’agissait d’un moment solennel qui devait unir tous les Sénégalais. Par la suite, la situation s’est durcie, aboutissant à l’invalidation de la liste des « titulaires » de la coalition Yewwi Askan Wi et à l’arrestation de plusieurs personnes issues de l’opposition ou proches de personnalités de l’opposition. Les interdictions des événements de l’oppositions se multiplient entrainant à chaque fois des interpellations par les forces de l’ordre. Selon le député Guy Marius Sagna, il y aurait présentement 133 détenus politiques dans les prisons, essentiellement, des membres ou sympathisants du parti PASTEF dirigé par Ousmane Sonko. Certains ont été mis en prison soit en marge des manifestations interdites de l’opposition de juin 2022 ou encore plus récemment de février à Mbacké, d’autres pour des publications sur les réseaux sociaux, d’autres encore pour l’organisation d’activités civiques ou politiques. Les motifs sont d’ordre différents mais souvent similaires : « participation à une manifestation non autorisée », « troubles à l’ordre public » pour les plus chanceux, « diffusion de fausses nouvelles », « appel à l’insurrection », « offense au Chef de l’Etat », « atteinte à la sûreté de l’Etat », ou encore « terrorisme » pour la plupart. Des activistes et des journalistes ont fait les frais de cette vague d’arrestations sans précédent. La nouvelle méthode de la justice sénégalaise c’est la compilation de plusieurs chefs d’accusations, de sorte que c’est difficile pour une personne interpellée de ne pas être mis sous mandat de dépôt, puis d’être déférée devant le juge.
Par ailleurs le dossier pour viol contre Sonko semble s’accélérer. Alors que beaucoup d’observateurs s’attendaient à un non-lieu, du fait des multiples contradictions de la jeune plaignante, le juge d’instruction envoie le dossier en début d’année à la Chambre criminelle dans l’optique du procès. Pour les partisans de Sonko, c’est un acharnement politique qui subordonne la justice pour prospérer, car selon eux aucun élément à décharge (dont le fameux certificat médical et les audio fuités de la jeune plaignante dans les réseaux sociaux) n’aurait été retenu dans l’instruction. La tension remonte. En meeting le 22 janvier à Keur Massar dans la banlieue de Dakar, Sonko annonce qu’il a fait son testament et qu’il rendra désormais coup pour coup, « gatsa gatsa » L’expression devient le slogan de ses souteneurs. De plus, un autre procès l’attend. En effet, le ministre du tourisme, Mame Mbaye Niang a assigné le principal opposant à Macky Sall en justice pour diffamation dans le cadre de la gestion du PRODAC, à propos des détournements portant sur la somme de 29 milliards de CFA. L’affaire PRODAC avait fait la « Une » des journaux entre 2018 et 2019, et beaucoup de personnes en ont parlé, dont Birahim Seck, coordonnateur du Forum Civil, qui lui a d’ailleurs consacré un livre. Mais c’est seulement en fin 2022 que Mame Mbaye Niang a porté plainte et seulement contre Sonko. Convoqué en audience le 14 février, les avocats de Sonko demandent le renvoie de l’affaire qui devrait être jugée le 16 mars. L’opposant estime que la justice est manipulée par Macky Sall qui veut le faire condamner pour l’empêcher de participer à l’élection présidentielle du 25 février 2024. D’après lui, il y a plusieurs affaires pendantes au sein du tribunal, pourquoi se précipiter lorsque cela le concerne ?
SOUPÇONS ET MÉFIANCE À PROPOS D’UN TROISIÈME MANDAT DE MACKY SALL
Jamais une élection n’a été aussi prématurément mise en scène au Sénégal. Le parti du président Macky Sall, l’Alliance pour la République, APR, lance depuis décembre dernier des manifestations partout dans le pays pour « investir » Macky Sall candidat à la prochaine présidentielle. D’habitude, l’investiture d’un candidat se fait à quelques 3-4 mois de l’élection, mais cette fois-ci c’est une forte agitation qui est notée. Toutefois, ces « investitures » ne concerne pour le moment que l’APR, les alliés du président, réunis au sein de Benno Bokk Yakaar, BBY, ne se prononcent pas, même si certains ont prétendu que leur parti aura son propre candidat en 2024. Le parti dirigé par Idrissa Seck, allié du président Macky Sall se réuni d’ailleurs ce weekend pour débattre du sujet. Si des partis de la mouvance présidentielle présentent leur propre candidat ou s’ils se déterminent contre une hypothétique troisième candidature de Macky Sall, la rupture risque d’être consommée. C’est pourquoi, la tension n’est pas seulement entre le pouvoir et l’opposition, elle s’incruste au sein même du pouvoir. Dans le même ordre d’idées, Macky Sall a renoué avec les « conseils des ministres décentralisés » consistant à organiser le traditionnel conseil des ministres dans chaque région. Ces conseils décentralisés sont également l’occasion de forte mobilisations politiques. Pour de futures conquêtes électorales ?
LA SOCIÉTÉ CIVILE MONTE AUX CRÉNEAUX
Traditionnellement au Sénégal, ce sont les guides religieux qui tentent de ramener les acteurs politiques sur la table des négociations. Le rôle de régulateur social est reconnu de tous. Dans les années 80 et 90, le Khalif général de la confrérie de Tidianes, Serigne Abdoul Aziz Sy s’adressait, quand il se faisait sentir le besoin, aux acteurs politiques pour « les rappeler à l’ordre », sans concession. Il s’adressait certes à l’opposition et aux citoyens de manière générale, mais il pointait surtout du doigt l’autorité politique chargée de la gestion des affaires de la cité, Abdou Diouf et son gouvernement en l’occurrence. Avec le président Abdoulaye Wade, les régulateurs ont un peu perdu de leur superbe, car étant souvent très impliqués politiquement dans un camp, notamment du pouvoir. Abdoulaye Wade a su s’aliéner une bonne partie de la classe maraboutique par l’octroi d’avantages, contribuant à les discréditer aux yeux de l’opinion. Lorsque Macky Sall est arrivé au pouvoir, il a clairement affirmé que « les marabouts sont des citoyens ordinaires » Cette phrase avait beaucoup choqué à l’époque en raison de la sensibilité de cette question au Sénégal où la compréhension de la laïcité n’exclut nullement l’implication du religieux dans le champ politique. D’ailleurs dans l’histoire politique du Sénégal, politique et religion sont en corrélation constante. Macky Sall a certes essayé de rectifier le tir en affirmant l’importance des guides religieux dans la cohésion sociale. Néanmoins, le travail de sape se poursuit. Pour beaucoup de dignitaires religieux, Macky Sall ne prête pas attention à leurs propositions, il ne veut pas les écouter lorsqu’il s’agit de dialoguer avec son opposition.
Reste la société civile, qui a aussi subi en partie les effets du discrédit. Beaucoup de membres de la société civile sénégalaises ont été cooptés par Macky Sall dans les instances de décisions gouvernementales, donnant l’impression que la société civile « fait également de la politique », surtout pour un camp ou pour un autre. Malgré les difficultés actuelles, elle essaie de jouer sa partition pour sauvegarder la paix civile. Le Cadre unitaire de l’islam au Sénégal (CUDIS) a plusieurs fois interpellé le Chef de l’Etat, estimant qu’il est le garant de la stabilité et qu’il doit tout faire pour éviter une surenchère qui ne profiterait à personne. Alioune Tine de AfrikaJom Center s’est régulièrement impliqué pour discuter de vive voix avec les acteurs politique.
Tous pointent du doigt, le danger de subordination de l’administration publique et de la justice par l’Exécutif. Ce 21 février, le Forum de la société civile de l’Afrique de l’Ouest, FOSCAO, réuni à Abuja, s’inquiète de la situation politique au Sénégal, tout en invitant le président Macky Sall à respecter la Constitution sur la question du troisième mandat et de maintenir le modèle démocratique du Sénégal.
Ces derniers jours, le président Macky Sall a effectué d’importants mouvements dans la justice. Des promotions et des affectations dans un contexte de doute sur la capacité des magistrats à prendre des décisions qui touchent la sphère politique en toute indépendance. La question du troisième mandat et l’élimination d’opposants par la manipulation des instances judiciaires sont posées. L’opposition, Ousmane Sonko en l’occurrence qui se sent personnellement et politiquement visé, ne l’entend pas de cette oreille. Elle compte se battre avec les moyens dont elle dispose. Si ces deux logiques continuent de faire fi des appels au dépassement, le Sénégal risque, dans cette année préélectorale déjà tendue, de basculer dans la violence, dont l’issue reste incertaine.
Dr. Youssouph SANÉ, enseignant-chercheur à l’Université Amadou Mahtar M’Bow