Entre djihad, alliances militaires et exode massif, la zone frontalière entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso (qui forment aujourd’hui la Confédération des Etats du Sahel – AES) est entrée dans une phase de guerre sans fin.
Nous sommes vendredi, 21 mars 2025, en plein mois de ramadan, mois sacré de l’islam. Il est environ 14 h à Fambita, un village situé dans la commune de Kokorou, région de Tillaberi. C’est l’heure de la grande prière du vendredi. Pour l’occasion, et comme le recommande l’islam à tout croyant, les fidèles se pressent dans la mosquée pour accomplir ce devoir religieux. Soudain, des crépitements d’armes retentissent aux alentours de la mosquée. En quelques secondes, le lieu de prière se transforme en champ de bataille. Des hommes armés, affiliés à l’État islamique au Grand Sahara (selon le Ministère nigérien de l’Intérieur), encerclent la mosquée et ouvrent le feu. Le carnage est immédiat. Le bilan officiel avancé par le Ministère de l’Intérieur fait état de « 44 morts, 13 blessés, dont 4 cas graves ». Cet énième drame endeuille à nouveau les populations sahéliennes de la zone des trois frontières, plongée depuis plus d’une décennie dans un cycle de violences extrêmes qui, de plus en plus, prend l’allure d’une guerre sans fin.
Un massacre qui survient quelques jours à peine après une opération de l’armée nigérienne dans la région de Tillaberi, au cours de laquelle plusieurs combattants de l’EIGS auraient été capturés. Et à peine deux semaines après la fin de l’opération conjointe « Yereko 2 », menée par l’Alliance des États du Sahel (AES). Cette opération militaire, coordonnée depuis Gao, avait pour objectif de neutraliser l’EIGS sur un vaste périmètre allant de Tessit (Mali) à Téra (Niger), en passant par Markoy (Burkina). En plus de la neutralisation de plusieurs éléments de l’EIGS, le CICO, Centre Intégré de Coordination des Opérations, a également annoncé la saisie de plusieurs armes et munitions ainsi que la destruction d’un lot conséquent de matériels appartenant au groupe Terroriste. Si les forces conjointes annoncent la destruction de matériels de guerre et la saisie d’armes, le retour des violences démontre l’ampleur du défi sécuritaire.
Une histoire oubliée de la zone des trois frontières
Pourquoi cette région est-elle devenue un bastion des groupes djihadistes ? Pour tenter de répondre à cette question, il faut aller au-delà des faits actuels et creuser davantage dans l’histoire. La zone des trois frontières repose en grande partie sur l’ancien royaume de Liptako, fondé autour de 1810 par des Peuls de la région, avec la bénédiction de Usman Dan Fodio, fondateur de l’Etat théocratique de Sokoto. Ayant pour capitale Dori, dans l’actuel Burkina Faso, et structuré autour de la foi musulmane, ce royaume regroupait alors les populations peules, touarègues, songhaï, gourmantche et d’autres jusqu’à sa dislocation sous la colonisation française. Vaincues militairement par le maître du jour, les populations s’étaient en grande partie repliées sur elles-mêmes, restant silencieusement hostiles à ses règles. Les enfants étaient rarement envoyés à l’école, condition sine qua non pour accéder à la nouvelle administration, où ils resteront quasiment absents pendant de nombreuses décennies, et ce même après la colonisation.
A l’indépendance, le territoire est absorbé dans trois nouveaux États-nations – à savoir le Mali, le Burkina et le Niger – comme ce fut le cas de nombreux royaumes et empires sur le continent africain. Ces États-nations modernes, tous enclavés, souffrant de la mauvaise gestion de leurs élites et pas encore très favorisés sur le plan économique, n’ont donc pas réussi à mettre toutes les populations à l’abri des besoins essentiels, tels que les services sociaux de base. Ainsi, comme dans beaucoup de territoires reculés, les États n’ont que peu investi dans ces territoires agropastoraux. En l’absence d’école, de services de base ou de présence étatique effective, les populations ont conservé leur mode de vie nomade, souvent en marge des institutions modernes. A titre illustratif, les taux d’alphabétisation dans les régions du Sahel et de Tillaberi sont estimés respectivement à 12,5%, (2023, INSD) et à 9,5% (2006, INS-Niger). Une situation que les groupes armés n’ont pas manqué d’exploiter, proposant une forme alternative d’autorité et de justice.
Un autre facteur explicatif pourrait être lié à sa situation géographique. Région semi-aride partagée entre trois frontières et insuffisamment couverte par la présence militaire, elle offre un espace de mobilité favorable aux groupes armés, rendant la zone difficile à contrôler pour les États. Un groupe armé peut ainsi commettre une attaque dans un pays et se retrouver rapidement dans un autre, empêchant toute poursuite. Cependant, avec la création de l’Alliance des États du Sahel et le renforcement de la coopération entre les trois pays, cette situation de blocage est progressivement surmontée.
De la nouvelle alliance militaire
Face à l’échec des anciennes coalitions, telles que Barkhane et Takuba, les trois pays de l’AES ont récemment formé une alliance stratégique. Cette initiative, marquée par la signature de la charte Liptako-Gourma, vise à établir une défense collective et une assistance mutuelle. Avec de nouveaux partenaires comme la Russie et la Turquie, ils entendent reprendre le contrôle de leur territoire, bien que les résultats restent modestes pour l’heure. L’unité stratégique, encore récente, doit encore prouver son efficacité sur le terrain.
Avec en face le JNIM (Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin) affilié à Al-Qaïda, et l’EIGS, branche régionale du groupe État islamique. Les deux factions se livrent une guerre de territoire acharnée pour le controle de la zone. L’EIGS, fortement implanté dans la zone des trois frontières, recrute majoritairement au sein des communautés peules de la zone dont beaucoup sont restés réticents face au JNIM, dirigé par le Touareg Iyad Ag Ghaly. La cohabitation entre ces deux communautés a été très souvent conflictuelle dans la région. Rivalités ethniques, désaccords idéologiques, luttes pour le contrôle du terrain qui pourraient profiter à la nouvelle alliance militaire mais qui exacerbe encore plus l’instabilité dans la région.
De la situation des populations civiles
Au-delà des affrontements militaires, ce sont surtout les populations civiles qui paient le prix fort. Massacres, pillages, enlèvements, vols de bétail… Le quotidien est devenu insoutenable pour des milliers de familles. Fuyant la terreur, les habitants désertent villages et hameaux. Camps de déplacés, routes de l’exil, zones de non-droit : l’exode massif redessine la géographie humaine du Sahel. Selon les données de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), environ 3 299 822 personnes sont déplacées dans la région du Sahel central et du Liptako-Gourma, dont 2 670 331 personnes déplacées internes (PDI), représentant environ 81 % de la population affectée.
En cette fin de prière ensanglantée à Fambita, un constat s’impose : la guerre dans la zone des trois frontières n’est pas simplement militaire. Elle est aussi historique, identitaire, et profondément politique. Tant que ses racines ne seront pas traitées à la source, la région risque de rester longtemps enfermée dans cette spirale de feu et de sang.
Abdramane Dicko, pour L’Analyse de la semaine – ADS